La dédicace

C’est avec stupeur et exaltation que j’appris que Juan Rodolfo Wilcock ferait une apparition exceptionnelle pour une séance de dédicaces à ma librairie favorite, l’Autre Rive. Ses apparitions publiques sont en effet rarissimes depuis sa mort en 1978, ce que l’on ne saurait lui reprocher : il semble que les exigences du self-marketing se font moins pressantes outre-tombe, et que la plupart des écrivains ad patres vivent assez bien de sombrer tranquillement dans l’oubli.

Comment ? Pourquoi ? Pouvait-on d’ores et déjà parler d’un retour ? En poussant la porte de la librairie, je touchai du doigt au fond de ma poche la liste des questions que j’avais passé une partie de la nuit à reformuler, espérant plus ou moins consciemment que la concision de leur style me vaudrait un regard complice de Wilcock au milieu de la foule et des photographes.

En fait de foule, il y avait sept personnes, dont quatre peut-être n’étaient pas là tout à fait par hasard. Wilcock était assis derrière une petite table couverte de cuir, le dos très droit. C’était un beau cadavre, bien habillé et très propre, animé d’un tressautement irrégulier qui compliquait l’opération qu’il tentait de mener sur l’exemplaire neuf du Stéréoscope des Solitaires d’une grosse dame en imper vert. C’est extraordinaire, n’est-ce pas ? Extraordinaire ! gloussait-elle sans cesse, sans que je puisse comprendre à qui elle s’adressait.

Car Wilcock était manifestement, et tragiquement dépourvu de tout moyen de dialoguer. Je me rapprochai d’un pas et constatai soudain à quel point le maquillage cachait mal son âge : mort depuis trente-six ans ! Il ne pouvait que pencher la tête du côté droit et secouer un peu la main dans laquelle quelqu’un lui avait opportunément attaché un stylo feutre. Ses mouvements bruissaient un peu, comme si son costume était rempli de feuilles mortes, et il restait désespérément muet. Je fis gribouiller mon Chaos et partis.

Serrant mon livre contre moi en remontant le boulevard, j’étais déçu, mais curieusement satisfait.