Fini de rire
Il y a plusieurs de façons de lire un roman, plus ou moins opiniâtres, plus ou moins obstinées. En voici une qu’on pourrait dire syntaxique…
Dans Madame Bovary, il y a une charnière et c’est au chapitre 7, avant qu’Emma et Charles arrivent à Yonville.
(Flaubert parle d’Emma) Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main. Mais à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui.
Quelles belles phrases, ça coule, ça s’écoule, ça veloute et ça annonce que le drame va se nouer…
Oui, certes, mais que viennent faire ces accents circonflexes sur l’auxiliaire être de la première phrase ? Mon instituteur du cours préparatoire appelait les accents circonflexes les chapeaux de gendarmes, c’était sans doute pour que ça nous fût plus facile à retenir, nous, les petits élèves.
Oui mais non, parce que déjà depuis longtemps les gendarmes avaient un képi et même du temps où mon instituteur du cours préparatoire était lui-même en cours préparatoire… Ça devait venir de plus loin, une facilité d’apprentissage de la fin du XIXème siècle qui avait résisté à la réalité gendarmesque, un héritage de ces braves hussards noirs de la République…
Donc, pourquoi Flaubert coiffe-t-il ses verbes de ce chapeau de gendarme ? Il me semble que les formes conditionnelles sont :
si + indicatif imparfait -> conditionnel présent (s’il s’en doutait, elle se détacherait).
Ou : si + indicatif présent -> futur (s’il s’en doute, elle se détachera).
Et, si on va plus loin dans le passé, c’est : si + indicatif plus que parfait -> conditionnel passé 1ère forme (s’il s’en était douté, elle se serait détachée).
Ou 2ème forme : (s’il s’en était douté, elle se fût détachée).
Ou : si + indicatif passé antérieur -> conditionnel passé 1ère forme (s’il s’en fut douté, elle se serait détachée).
Ou 2ème forme : (s’il s’en fut douté, elle se fût détachée).
Voilà où s’arrêtaient mes connaissances de grammaire, j’étais très perplexe que Flaubert ait mis un conditionnel passé 2ème forme derrière le si, je n’arrivais pas à croire qu’il eût anticipé au passé les fautes d’accord qu’on entend maintenant au présent dans nos banlieues (s’il s’en douterait, elle se détacherait). J’ai interrogé les linguistes que je côtoyais, zéro réponse, ils m’ont conseillé de consulter les grammairiens.
J’ai finalement trouvé la solution dans le Grévisse. Ce n’est pas un conditionnel passé 2ème forme que Flaubert a mis derrière le “si”, mais un plus que parfait du subjonctif. Et Grévisse explique que, si on veut exprimer une idée de regret dans cette construction conditionnelle au passé, il faut mettre le subjonctif plutôt que l’indicatif.
C’est cette construction qu’on retrouve dans le Testament de Villon : Hé ! Dieu, si j’eusse étudié / Au temps de ma jeunesse folle / Et à bonnes mœurs dédié, / J’eusse maison et couche molle.
C’est parce que Villon regrettait ! S’il n’avait regretté, il aurait écrit : … si j’avais étudié ou si j’eus étudié… Enfin, je ne sais pas trop comment ça se théorisait au XVème siècle…
Donc il y a du regret dans la belle phrase de Flaubert. Mais qui regrette ? Emma ? non, elle est déjà morte quand cette phrase est écrite et Charles c’est pareil. Non, c’est Gustave Flaubert lui-même qui regrette… Si Charles avait été un peu plus attentif et prévenant, sa vie avec Emma aurait été sans doute banale mais il n’y aurait pas eu de drame. C’est touchant que Flaubert exprime cette nuance de regret…
Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main. Mais à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui.
C’est beau, on imagine cette phrase sortant directement de la tête du Gustave par sa plume… Ben non, pas du tout, cette phrase a été créée dans la douleur et le doute. Voyez l’image qui suit cet article… C’est un sacré boulot d’être écrivain de génie.
Donc, comme je l’annonçais au début, il y a plusieurs de façons de lire un roman, plus ou moins opiniâtres, plus ou moins obstinées…
Ivo Amigo de l’Atécon