Fini de rire
Il y a aussi cette histoire qui m’obsède, que j’ai lue il y a plusieurs années sans que je me rappelle où. Je crois qu’il s’agissait d’une nouvelle de langue anglaise ou américaine, il me semble du moins que la couverture du livre broché qui la contenait présentait des couleurs vives et le relief d’un vernis sélectif. Je vais tenter de fixer ici les éléments dont je me souviens.
Il s’agit d’un homme qui revient du marché et qui s’apprête à aller chercher son épouse à la gare. Ils sont jeunes, elle travaille à la ville comme secrétaire ou comme vendeuse. Elle devra renoncer à cet emploi quand ils auront des enfants : c’est dans l’ordre des choses pense-t-il en ce temps qu’on devine assez loin dans le passé, disons dans l’Europe de l’après-guerre. Il dit “je”.
Pressé, il laisse son panier sur la table de la cuisine et s’en va à pied. En marchant il rejoue mentalement sa matinée, les étals sur la place de l’église après la messe, les couleurs primaires des poivrons, l’orange terreux d’une citrouille. Il laisse venir à lui des souvenirs d’enfance, des souvenirs de peinture à l’école communale. Il est un peu interpellé de sentir aussi clairement sur ses mains des taches de couleur qui se craquellent, qui s’effritent sous ses doigts ou une autre sensation similaire liée à un passé révolu.
Il marche et sa hanche le fait souffrir : il s’est fait opérer récemment et porte désormais une prothèse. Il progresse lentement. Son village qui est maintenant une ville suscite en lui un vague malaise, l’air est chaud et dense, les voitures toujours plus nombreuses, enfin il arrive à la gare. Il se dirige vers le quai. Bientôt elle sera là ! Il lui tarde de la voir, de la séduire à nouveau, il se sait beau garçon. Il l’emmènera tournoyer au bal ce samedi encore, elle rira en valsant, il en rit d’avance, il est heureux.
Le train n’est pas encore entré sur la voie mais une main se pose doucement sur son bras, il se retourne. Le visage qui lui fait face le surprend et l’affole, c’est une femme qui n’est pas celle qu’il est venu chercher, mais qui lui ressemble étrangement. Les yeux de cette femme sont ridés et tristes, elle lui prend la main et lui dit :
Viens papa, on va rentrer à la maison.
Peut-être à ce moment trouve-t-il un reflet qui lui révèle sa propre image, peut-être comprend-il à la suite du lecteur qu’il évolue dans plusieurs époques à la fois, qu’il est devenu vieux et sénile, peut-être se rebelle-t-il contre ces évidences ; ça n’a plus d’importance, celle qu’il attend ne viendra plus.