Fini de rire
Le boeuf est vert, entouré de néon. Il clignote. Mais où suis-je ? Sur une terrasse. À bien le regarder, il n’y a pas que le néon qui pose problème. Le boeuf est debout, il me sourit. J’attends un bol de riz, je suis à la terrasse du restaurant d’à côté.
Reims. Reims. Je me souviens. C’est ma ville d’étudiant. Je suis venu ici pour passer des examens. Il y a combien de temps ? Deux jours tout au plus. Le temps passe si bizarrement depuis que Maud est partie. Maud. Je voulais lui montrer ma ville d’étudiant. Maud !
Je ne suis pas vraiment étudiant. Dans ma vraie vie, je travaille, là je suis en vacances. En vacances pour passer des examens. C’est curieux, me dit le boeuf — Ta gueule ! Je ne suis même pas à ta terrasse !
Je suis debout, les gens me regardent. Ai-je vraiment crié ? J’ai renversé mon verre. Je m’éloigne sous le regard du boeuf, je le sens sur mon dos mais je me retourne pas. Je prends cet affront avec philosophie, bientôt j’oublierai, c’est entendu.
Je suis à Reims pour passer des examens de philosophie. Maud ! Je voulais te montrer Reims et tu es partie. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je voulais te montrer ma ville d’étudiant, j’étais enthousiaste. Ce n’est pas ta ville d’étudiant, tu me disais, tu ne voulais pas venir à Reims. C’était seulement pour le week-end avant mes examens, ça tombait bien, mais tu n’avais pas envie.
M’accompagner. J’ai un goût amer sur la langue, c’est la bière thaïlandaise, comment en est-on arrivés là ? Je voulais te montrer ma ville d’étudiant, tu préférais marcher dans la campagne, on a pris un bus qui nous a déposés entre une autoroute et une zone industrielle. Je voulais te montrer les gargouilles de la cathédrale, ce n’est pas ce que je voulais.
Je suis couché, qu’est-ce que je fais couché ? Le pavé est froid et irrégulier, je le sens sous mes fesses, mais mes doigts ? Je les déplie, doucement, puis les bras, rien de cassé, pourquoi est-ce que je suis par terre ? J’ai dû tomber, ça m’arrive quelquefois, je tombe parfois quand Maud n’est pas là, mais j’ai la tête solide.
J’ai voulu lui expliquer que je ne voulais pas être là, à marcher sur le bitume en attendant de pouvoir traverser l’autoroute. Je voulais lui expliquer que je lui en voulais de ne pas me laisser lui montrer Reims, ma ville d’étudiant, Maud ! j’ai mal à la tête. Je lui en voulais de ne pas être enthousiaste, elle me reprochait de remplir le paysage de mots (mais qu’est-ce que c’est que cette formule ??), je lui en voulais de ne pas vouloir voir ma ville d’étudiant avec les yeux. Je voulais sentir son amour dans sa réception d’un monde que j’avais construit sans elle, pour elle, dans ma ville d’étudiant.
Elle ne m’écoutait que d’une oreille. Je la sentais prête à pleurer, peut-être parce que moi aussi j’étais prêt à pleurer. Seuls au monde entre cette autoroute et cette zone industrielle, j’assistais impuissant à la déroute de notre amour. Je parlais toujours, elle ne disait rien, je voulais qu’elle comprenne mon malaise, même si on ne retournait pas dans Reims même si je lui en voulais d’être là et que je voulais retourner à Reims et que je ne savais pas m’expliquer.
Mes doigts sont formels, ma lèvre est gonflée. Je me suis sans doute blessé en tombant, ou je me suis fait casser la gueule, on ne sait jamais. Je vois vaguement des ombres qui passent et qui me masquent l’éclairage de la rue, un, deux, trois, dix personnes ? Elles ne s’arrêtent pas et c’est très bien.
Peut-être que les gens me prennent pour un clochard ? Mais je ne suis pas un clochard. J’ai une chambre réservée à l’auberge de jeunesse. Je me souviens. Le numéro de la réservation est dans mon portefeuille. Mais mes doigts sont formels, encore une fois, pas de trace de mon portefeuille dans mes poches.
Parfait ! Il faut bon ce soir, je vais donc pouvoir m’endormir, léger comme une bulle : je n’ai plus rien sur moi que l’on puisse voler.